Nous apprenons que, une fois de plus, les différends entre un chef d’orchestre et un metteur en scène mettent une grande institution lyrique dans l’embarras, et la forcent à remanier sa saison.
Nous ne souhaitons pas ici remettre en cause la bonne volonté des acteurs de cet incident diplomatique, mais déplorer un état de fait délétère qui perdure, et s’accentue, dans le monde de l’opéra. En effet, celui-ci repose en grande partie sur des principes de programmation à courte vue, consistant à fabriquer des spectacles en associant des noms (ceux des chefs d’orchestre, metteurs en scène et interprètes) selon une logique qui, quoi qu’elle puisse être également motivée artistiquement, relève principalement d’un calibrage entre un investissement économique et un espoir de rentabilité (rentabilité qui se mesure, dans ce milieu, en prestige plus encore qu’en taux de remplissage). Si les moyens manquent, embaucher certains artistes moins cotés (et, de fait, moins « chers ») permettra d’inviter une étoile acclamée – et si les ressources le permettent, le « tiercé gagnant » d’un chef réputé, d’un metteur en scène à la mode et de l’interprète du moment assurera une belle affiche.
Que devient, dans cette loterie, l’aventure d’un spectacle – qu’il soit création d’auteurs vivants ou, le plus souvent, projet ambitieux de réinvestir une œuvre du répertoire, chargée d’une longue tradition d’interprétation ? Les enjeux artistiques sont dans les deux cas aussi énormes que les ressources matérielles et humaines impliquées. Parfois ces « mariages arrangés » sont heureux, parfois l’intelligence des directions artistiques permet de créer et de prolonger des collaborations fructueuses – après tout, le raisonnement selon lequel l’addition de plusieurs excellences produit un résultat excellent, quoique naïf dans le cas d’une alchimie aussi singulière que la naissance d’un spectacle, doit bien parfois, statistiquement, inspirer quelques réussites.
Mais le plus souvent, les artistes sont amenés à accepter la logique de compartimentage imposée par le moule institutionnel, et à s’en contenter, chacun faisant son travail de son côté : les spectacles qui émanent de cette manière de faire peuvent être plaisants à bien des égards, mais ce sont essentiellement des artefacts, dont la relative réussite cache un bouillonnement de frustrations individuelles. De fait, rares sont les metteurs en scène et les chefs d’orchestre qui se déclarent épanouis à l’opéra : ils ne s’y sentent pas aussi libres artistiquement que dans les espaces dans lesquels un pouvoir univoque leur a été conféré, dans les théâtres et les salles de concert respectivement. Leurs collaborations s’achèvent généralement soit dans la domination de l’un sur l’autre, soit en consensus mou, soit encore – et c’est sans doute le cas le plus fréquent – dans une forme blasée d’indifférence mutuelle.
Les moyens existent pourtant de modifier drastiquement cette situation, qui comme nous l’avons souligné, affecte la qualité des spectacles, ou du moins l’ambition qu’ils peuvent se fixer. Il est temps de cesser de compartimenter les professions, de refuser l’aseptisation des processus de répétition qui lient le chef et le metteur en scène. Il n’est pas raisonnable, aujourd’hui, de penser que l’un ou l’autre puisse à lui seul faire figure de « maître d’œuvre », qu’il existe une préséance de l’un sur l’autre – dans quelque sens que ce soit : l’opéra n’est ni un simple sous-genre musical agrémenté d’images, sur lequel règnerait sans partage un chef-roitelet, ni une « banlieue riche » du théâtre où se déchaînerait un metteur en scène omnipotent, grisé par le budget de sa scénographie et sa conviction qu’il va, d’une main de maître et seul contre tous, rendre à la vie une forme bourgeoise et morte.
Il s’agit simplement de rendre à chaque production son statut de « projet » unique et singulier, conçu, mené et réalisé de son début à sa fin par une véritable équipe artistique, dirigée par un binôme chef d’orchestre/metteur en scène qui se connaît, se respecte, travaille en étroite collaboration, et qui est capable, à quatre mains, de produire et conduire ensemble cet objet singulier que sera le spectacle, depuis sa genèse jusqu’à sa représentation.
Pour que cette démarche ait un sens, tous les signes de la « loterie » qu’est actuellement le monde lyrique doivent disparaître : ces binômes doivent être impliqués étroitement dans les choix du répertoire, voire être une force de proposition beaucoup plus active, sur le modèle des compagnies de théâtre. Cette implication doit également recouvrir un choix fait ensemble avec l’administrateur général de la maison de tous les collaborateurs qui seront sollicités, en premier lieu les chanteurs. Les projets doivent cesser d’évoluer comme de vulgaires montages aux pièces interchangeables, où un chef ou un chanteur remplace l’autre, indifféremment, pour la reprise ou la tournée d’un spectacle. Cela implique, pour chacun des acteurs de ce système, un désir réel de travailler ensemble, ou du moins, comme dans n’importe quel projet artistique, d’essayer des choses, de prendre des risques, et de réaliser une vision qui sera l’émanation d’une énergie collective, quoiqu’impulsée par les intuitions et les désirs d’un petit nombre.
Une telle manière de faire n’impliquerait aucunement une baisse des « pouvoirs » respectifs des différentes parties : au contraire, ce ne serait qu’un encouragement à la libre circulation de leurs idées et de leurs désirs. Un directeur d’opéra pense que tels artistes devraient collaborer ? Que telle œuvre leur « conviendrait » particulièrement ? Tant mieux, il est dans une position idéale pour susciter ces rencontres et ces collaborations – mais aussi pour recevoir les projets proposés par des binômes et leur trouver, ou non, une place dans sa saison. Un chef d’orchestre n’apprécie pas le travail de tel metteur en scène, ou souhaite transmettre des opinions sur une œuvre qu’il connaît particulièrement bien ? Un metteur en scène souhaite appliquer certaines idées dramaturgiques, ou proposer telle manière d’organiser les répétitions, ou ne sait pas comment traduire musicalement ses idées ? Alors ils auront la possibilité de communiquer et, le cas échéant, de décider de se trouver d’autres partenaires s’ils ne peuvent réaliser ensemble leurs intentions.
Ce dégel des structures institutionnelles de collaboration supprimerait toutes les crispations laissées par des décennies de corporatisme et d’absence de dialogue, dont les symptômes les plus forts sont les querelles d’egos et les attitudes de diva et de divo qui sont la règle plutôt que l’exception chez les chefs d’orchestre, les metteurs en scène et les chanteurs qui ont trop fréquenté le milieu lyrique. Dernier atout, et non des moindres, d’une telle réforme : une déflation, entraînée par la fin de la spéculation sur la valeur « prestige », des montants des cachets – marché qui, quelle que soit l’exigence et la difficulté des métiers pratiqués, a atteint pour le « haut du panier » des proportions délirantes et indécentes. Il faut cesser de croire que cette spéculation se fait pour le plus grand plaisir du public : elle se fait sur son dos, et généralement au détriment de projets qui peuvent réellement le stimuler et le passionner.
Les différents acteurs du monde de l’opéra doivent apprendre à travailler ensemble, et à remettre leurs missions (de passeurs et d’acteurs culturels), mais aussi leurs désirs, au centre de leur pratique. Cela ne relève pas de l’utopie artistique, mais du besoin réel, impérieux et urgent de réforme d’une institution engoncée dans un modèle économique (et donc artistique) rigide – si l’opéra ne se montre pas à la hauteur de ces enjeux, il n’est pas simplement amené à succomber de sa lente hémorragie d’audience, mais il implosera de lui-même, faute d’avoir su se souvenir de sa propre vocation : être un lieu où les arts collaborent à égalité pour offrir le meilleur d’eux-mêmes.
Aleksi Barrière, metteur en scène & Clément Mao-Takacs, chef d’orchestre
Directeurs artistiques de la compagnie La Chambre aux échos
Septembre 2014