Diptyque d’opéra-nô
Première
6 juin 2021
Lieu
Bunka Kaikan, Tokyo
Production du Tokyo Bunka Kaikan et de la Biennale de Venise
En collaboration avec La Chambre aux échos
« Ce monde serait un lieu trop triste à habiter ? »
C’est en pleine Première Guerre mondiale que le poète Ezra Pound entreprend de publier une anthologie de traductions de pièces et de canevas de théâtre nō, la première dans son genre dans le monde occidental. Il s’agit alors pour lui de faire connaître les travaux d’un des meilleurs connaisseurs du Japon, l’orientaliste Ernest Fenollosa, mais surtout d’un acte culturel potentiellement décisif, dans un contexte de destruction des grands empires européens. Car pour Pound, les civilisations s’écroulent quand les mots s’usent et que les cultures cessent de se renouveler. C’est à l’art de la Traduction, et à travers lui aux échanges interculturels, qu’elles doivent leur survie et leur développement.
Il faut imaginer la trajectoire hasardeuse de ces textes dans le contexte de l’époque : le sauvetage de la tradition du nō comme art vivant par l’acteur Umewaka Minoru, au moment où elle était menacée pour la première fois depuis cinq siècles par l’effondrement du système féodal dont elle dépendait, permettant à Fenollosa d’assister à des représentations ; le travail de Fenollosa avec l’universitaire Kiichi Hirata qui, bien qu’ignorant du nō, a pu combler certaines des lacunes linguistiques de l’orientaliste ; la transmission des manuscrits à Pound par la veuve de Fenollosa ; l’intérêt du poète, nourri par la mode des estampes japonaises et l’influence de son mentor W.B. Yeats, qui cherchait à réinventer un théâtre des forces occultes ; leur rencontre avec le danseur japonais Michio Itō enfin, inspirante à défaut d’être factuellement éclairante. Une chaîne d’heureux hasards et d’intérêts convergents, qui sont autant d’occasions de malentendus. Mais qui aura un impact décisif sur la fascination pour le nō de toutes les avant-gardes théâtrales du 20e siècle.
Atteindre l’autre, toucher l’autre, reste un enjeu existentiel majeur – Only the Sound Remains en est, dans la difficulté deux fois répétée de deux êtres à se rencontrer, tout entier une célébration – mais nous avons heureusement parcouru du chemin depuis cent ans. Même sans prétendre que les préjugés et l’orientalisme soient des choses du passé, nous avons aujourd’hui la possibilité de porter plus loin les ambitions de Fenollosa et de Pound, et d’opérer une véritable rencontre des cultures, égale et réciproque. Cette production d’Only the Sound Remains, créée à Tokyo, en est une tentative.
La musique de Kaija Saariaho est ici la meilleure invitation, et facilitatrice. Depuis quarante ans, Saariaho intègre dans sa pratique musicale son étude des instruments japonais, et a su en faire un vivier de techniques de jeu étendues et de sons nouveaux plutôt qu’une simple palette exotique. Son langage musical est en lui-même un dépassement du fossé entre les traditions européenne et asiatique, et dans Only the Sound Remains il fait figure de langue commune qui permet le dialogue. Outre la réinvention d’une forme ancienne, nos collègues japonais ont reconnu et adoubé dans cette musique ce qu’ils appellent le yūgen : cette suggestion du mystère invisible du monde que la beauté fait affleurer sans le brusquer. La figure emblématique en est le yo’in, terme qui concentre les idées de résonance (l’effet musical favori de Saariaho, ici omniprésent), d’arrière-goût, de souvenir lancinant et de suggestivité poétique, et qui a été choisi pour traduire le titre de cette œuvre et de ce spectacle au Japon.
La musique fut, de fait, le véhicule de cette rencontre. Laquelle a tenu à l’ouverture d’esprit des interprètes, et en particulier à celle du danseur et chorégraphe Kaiji Moriyama, réinventeur expérimenté des traditions du nō, avec qui nous avons œuvré sur les points de rencontre entre deux formes musicales qui sont aussi deux dramaturgies, pour en faire naître une nouvelle. Déterminante fut aussi la rare délicatesse du chef Clément Mao-Takacs, de la flûtiste Camilla Hoitenga et de la joueuse de kantele finlandais Eija Kankaanranta, dans leur étroite collaboration avec les musiciens japonais, mais aussi dans leur accompagnement du processus de Kaiji. Enfin, les efforts de mon assistant Yasuhiro Miura et de l’ensemble de l’équipe du Bunka Kaikan de Tokyo ont été à chaque étape nécessaires pour entretenir un dialogue approfondi et fructueux, et donner vie à la vision que j’ai portée avec Étienne Exbrayat : celle d’un dispositif scénique qui entremêle l’esthétique du nō et la machinerie d’opéra italienne. S’y retrouvent aussi les jalons d’une histoire interculturelle : les leçons de l’Éloge de l’ombre de Jun’ichirō Tanizaki sur les racines profondes du rapport japonais à l’espace, et la tradition d’échanges qui unit les avant-gardes françaises et japonaises depuis les années 50 et le groupe Gutai, au plus près des corps, des matériaux et des techniques – en bref, faisant feu de ces obstacles qui nous relient, et qui sont aussi au cœur de notre approche du théâtre musical de création.
Ce n’est évidemment pas un prétendu universel qui se fait jour dans une telle rencontre des cultures. C’est au contraire la difficulté, encore une fois érigée en sujet, de toute rencontre et de tout dialogue. Ce travail, mené en tous lieux par les artistes, autant sur le front de l’interculturalité que sur celui de l’interdisciplinarité, est pourtant aussi difficile que nécessaire pour faire un monde qui ne soit pas unifié par une globalisation écrasante, mais habité ensemble avec bonheur.
Aleksi Barrière
Générique à la création
Conception et réalisation
La Chambre aux échos
Musique
Kaija Saariaho
Textes
Nōs Tsunemasa et Hagoromo
Traduits et adaptés par
Ernest Fenollosa & Ezra Pound
Mise en scène, scénographie, vidéo
Aleksi Barrière
Direction musicale
Clément Mao-Takacs
Lumières, scénographie
Étienne Exbrayat
Chorégraphe et danseur
Kaiji Moriyama
Baryton
Bryan Murray
Contre-ténor
Michał Sławecki
Électronique musicale
Timo Kurkikangas
Ensemble vocal
New National Theatre Chorus
Ensemble instrumental
Tokyo Bunka Kaikan Chamber Orchestra
Feat.
Camilla Hoitenga & Eija Kankaanranta
Assistant à la mise en scène
Yasuhiro Miura
Équipe à Venise : Les mêmes, avec l’ensemble vocal Theatre of Voices et des musiciens de Secession Orchestra.
Équipe à Strasbourg : Direction musicale Ernest Martinez Izquierdo, avec la participation des Solistes du Chœur de chambre du Palau de la Música et du Quatuor Ardeo.
En images
Programmation
6 juin 2021
Tokyo Bunka Kaikan
18 septembre 2021
Biennale di Venezia
16 – 18 septembre 2022
Festival Musica, Strasbourg
Quelques échos
Septembre 2022 (Strasbourg)
« Une vraie deuxième vie pour ce bel opéra. »
Laurent Vilarem, Journal de la création de France-Musique
Septembre 2022 (Strasbourg)
« C’est précisément car il trouve le bon équilibre entre Orient et Occident, théâtre, danse et vidéo que [le spectacle mis en scène par Aleksi Barrière] envoûte. (…) le danseur et chorégraphe Kaiji Moriyama parvient à une véritable osmose avec les chanteurs lors d’un final époustouflant. (…) Certes inactuel mais d’une grande richesse musicale et thématique, cet Only the sound remains n’a pas fini de nous faire rêver… »
Laurent Vilarem, Opera Online
Septembre 2022 (Strasbourg)
« Aleksi Barrière (…) réussit, avec la complicité d’Étienne Exbrayat, à rendre limpide la magnifique écriture des voix. (…) Ici de toute évidence, less is more : des panneaux verticaux et mobiles, des costumes sobres et un système d’éclairage ostensible, voire mis en scène à cour et jardin projettent sur le spectateur un état de réceptivité autant qu’un ravissement oculaire. Les jeux d’ombre dans l’ombre ouvrent, même dans la première partie plus ténébreuse, des perspectives transparentes. Si l’Orient rencontre ici l’Occident, c’est plutôt sous l’égide de Victor Segalen, dans la dégustation d’une coprésence, ce que confirment dans le surtitrage les sinogrammes accolés à leur traduction française, plutôt que dans un fantasme de fusion. »
Pierre Rigaudière, Diapason
Septembre 2022 (Strasbourg)
« C’est ce reflet des choses [évoqué par Tanizaki] que traquent tout à la fois la musique de Saariaho, à travers ses textures fines souvent floutées par l’électronique, et la scénographie des deux complices, Aleksi Barrière et Étienne Exbrayat : un système de panneaux mobiles qui reconfigurent continuellement l’espace et une lumière (Étienne Exbrayat) jouant avec les ombres, la transparence et l’éphémère des formes, dans l’épure du geste et le temps long. (…) On est séduit, captivé par cette production d’une grande cohérence dont la musique pénètre l’esprit et la forme à travers ses textures miroitantes et le pouvoir mystérieux de son timbre. »
Michèle Tosi, ResMusica
Septembre 2021 (Venise)
« Une éblouissante première européenne. (…) L’espace est scénographié de manière minimaliste par le metteur en scène Aleksi Barriere, avec cinq panneaux de tissu mobiles évoquant les portes coulissantes des maisons japonaises, sur lesquels se rencontrent les ombres du prêtre et du spectre par l’avant et l’arrière. Les effets lumineux sont d’une rigueur mystique. (…) Le chef d’orchestre Clément Mao-Takacs, spécialiste de la musique d’aujourd’hui et familier de l’œuvre Saariaho, dirige les musiciens avec assurance et énergie. »
Helmut Pitsch, Opera Online
Septembre 2021 (Venise)
« La musique de Saariaho a une fois de plus le pouvoir de nous impliquer, enveloppant progressivement l’auditeur dans un labyrinthe d’inventions sonores qui, dans leur apparente simplicité, révèlent des structures aussi complexes qu’intelligibles. (…) Le spectacle conçu par Aleksi Barrière et Étienne Exbrayat fonctionne par soustraction – dans le plein respect des préceptes du Nō –, exaltant par l’essentialité presque extrême des éléments scéniques une raréfaction du mouvement capable de suggérer sans décrire. La chorégraphie de Kaiji Moriyama est très efficace, et il est également un interprète intense. Clément Mao-Takacs dirige avec une énergie contagieuse, dessinant la musique d’une gestique qui s’apparente parfois à celle d’un pinceau sur du papier de riz, traçant des idéogrammes sonores. (…) Succès enthousiaste pour toutes les parties et une standing ovation pour Saariaho. »
Alessandro Cammarano, Le Salon Musical
Lire l’article d’Aleksi Barrière sur le nō et l’opéra contemporain (EN) :